BINTOU BOUARE
Bamako - Mali
Janvier 2004

      Elle impose son rire par-dessus les conversations, et son large sourire sait excuser son retard. Bintou Bouaré s’avance vers nous, le regard fixe et la démarche nonchalante. Nous l’avons rencontrée il y a à peine quelques jours, dans les locaux du WiLDAF (Femmes, Droit et Développement en Afrique) et, le soir même, nous dormions chez sa sœur Fatou.

      Simplement, elle répond à nos questions et nous livre une partie de son histoire. Elle nous explique également son engagement en faveur de la promotion de la femme malienne qui l’a amenée à agir au sein de l’Association des Juristes Maliennes et du réseau du WILDAF.

      Nous ne sommes guère étonnées quand elle nous explique que ses parents sont « des gens qui ne se reposent pas. » Tous deux enseignants à la retraite, ils continuent de travailler dans une garderie et dans des établissements scolaires privés. Grâce à eux, Bintou est animée d’un grand courage et a appris qu’avec « le sourire et la bonne humeur, on peut tout ». C’est cette façon de voir qui l’a toujours guidée et fait avancer, en privilégiant le partage et l’acceptation de l’autre. Voilà pourquoi elle ne redoute qu’une chose : l’intégrisme islamique qui nie la richesse de l’altérité. Ayant grandi avec six frères et sœurs et débattant de son droit d’aînesse avec Asseytou sa sœur jumelle, Bintou a toujours su ce qu’était le partage.
      Son ouverture d’esprit, elle l’a nourrie de voyages et de rencontres. Ayant bénéficié d’une bourse d’Etat, elle a pu faire ses études supérieures à Kiev, en Ukraine, où elle a vécu six ans en tant qu’étudiante à la faculté de droit international. Elle se souvient de ses années d’études comme les meilleures de sa vie, quand « on se prend pour le centre du monde, quand toutes les idées qui vous passent par la tête sont exprimées avec conviction. » Son entourage et ses amis étaient de 42 nationalités différentes. Ce fut pour Bintou « une très grande expérience » puisqu’elle y a compris qu’ailleurs se vivent d’autres réalités, et elle a su accepter les autres dans leurs différences. C’est ce qui fait aujourd’hui sa force.

      Au retour d’Union Soviétique, elle enseigne le droit civil dans une école militaire puis à la Faculté des Sciences Juridiques de Bamako. Bien souvent, « les femmes maliennes n’ont pas tellement confiance en ce qu’elles disent » et redoutent donc d’enseigner. Mais Bintou a confiance en son bagage intellectuel et se dit tout simplement qu’elle fait le même travail que ses parents.
      Bintou appartient à cette génération malienne qui animait les mouvements estudiantins et qui a suivi le vent démocratique de 1991 qui a fait naître toutes sortes d’associations militantes. En 1993, elle se tourne vers l’Association des Juristes Maliennes où les femmes mettent en place « une clinique juridique », un cabinet de conseils et d’informations pour les femmes. Mais une femme mariée ne peut rentrer chez elle tous les soirs à 22 heures. Pour son ménage, Bintou a choisi d’abandonner les cours à la Faculté et s’est engagée entièrement dans l’AJM. Un petit cabinet de consultation a été ouvert au sein de l'AJM et il lui permet de vivre de son travail.

      Bintou est mariée avec un économiste, qui a évolué dans les mêmes mouvements estudiantins et ils partagent les mêmes idéaux pour leur pays, l’amélioration des conditions de vie des Maliens. Mais Bintou déplore le manque de loyauté et de moralité de ses concitoyens. Pour elle, depuis la révolution démocratique, « on n’a plus la fierté de sa culture, ni de sa descendance (…), les gens ont plus tendance à aller vers le mercantilisme, vers ce qui va rapporter quelque chose ». « Nous n’avons plus de repères, on ne sait plus où l’on va… », s’inquiète-t-elle. Elle redoute aussi l’avenir d’une nation qui n’investit pas dans le secteur éducatif : « l’Etat a complètement démissionné en ce qui concerne l’éducation. » Maintenant, de la crèche à l’université, les parents doivent payer, les écoles n’ont pas de moyens (matériel didactique manquant, parfois pas de table). Auparavant les étudiants pouvaient bénéficier de bourses, ça n’existe plus maintenant… Et c’est aussi par là que l’islamisme peut prendre racine, auprès de jeunes gens sans éducation et sans ressources. Aujourd’hui, l’éducation des jeunes Maliens et Maliennes passe souvent par des structures privées, où les programmes et les matières diffèrent de l’enseignement public : écoles américaines, françaises, mais le plus souvent coraniques…

      Pour les femmes maliennes, le premier problème est le manque d’éducation. Et pour celles qui sont allées à l’école, une fois qu’elles s’engagent dans les liens du mariage, il leur est presque impossible d’exprimer leurs idées : « Ici, le mariage embrigade un peu la femme », affirme Bintou. Les décisions sont prises sans son avis et la femme s’épanouit difficilement. Mais le mariage reste incontournable puisque la femme non mariée soulève les interrogations et les médisances : elle serait de mœurs légères ou n’aurait pas un bon comportement. Ce sont ces « pesanteurs sociales » qui font qu’il est très rare que les femmes viennent exprimer leurs idées.
      Mais, comme « une goutte d’eau dans la mer », Bintou et les activités de l’AJM oeuvrent pour plus de reconnaissance. Elle nous donne l’exemple d’une femme jugée pour « abandon de domicile conjugal » car elle avait fui son mari qui souhaitait l'obliger à porter le voile. Il s’agissait pour Bintou de mettre en évidence le non-respect de la liberté de culte de la femme, ce qui impliquerait qu'on ne peut l'inculper pour « abandon de domicile conjugal », faute grave sévèrement punie dont son mari l’accusait. Dans le cadre de cette affaire, Bintou a tenu à sensibiliser les magistrats. De telles situations risquent en effet d’aggraver les conditions de vie des femmes et d’entraver leurs libertés individuelles. C’est aussi dans l’espoir d’un avenir meilleur qu’elle sensibilise ses trois fils à la cause féminine.

      Le développement, elle le conçoit comme le fruit d’une initiative de ceux qui souffrent. C’est pourquoi elle a l’habitude de dire : « Si tu veux te faire sortir d’une situation difficile, prends les devants. Celui qui veut t’aider, peut-être te tirera-t-il par la main pour te faire sortir de cette situation. » Elle insiste sur l’importance de l’accompagnement et du suivi des aides étrangères, et sur l’importance des activités génératrices de revenus. Le « développement passe obligatoirement par la reconnaissance des autres. » Sans connaître les populations bénéficiaires, les financements risquent d’être mal exploités. La coopération canadienne avait ainsi mis en place une Caisse d’Epargne et de Crédits à destination des femmes de manière à favoriser l’indépendance économique des femmes. Mais dans les régions pauvres, les femmes n’ont rien pu faire d’autre que d’acheter à manger plutôt que d’investir cet argent. « Quelqu’un qui a faim ne peut pas réfléchir », et le rôle du WiLDAF ou de l’AJM est donc de structurer et d’organiser les femmes pour qu’elles puissent mettre en commun leurs projets, investir dans un petit commerce ou dans une petite entreprise.


      Pour Bintou, « il faut que les femmes se donnent la main, à travers le monde. Parce qu’on peut se donner des idées, on peut échanger des connaissances qui peuvent être des portes de sortie pour les unes et les autres. » Si l’on donne aux femmes toutes les possibilités qui sont offertes aux hommes, le pays pourra aller de l’avant parce que « beaucoup de choses dépendent des femmes : la vie en famille, la santé, l’éducation, l’habillement, l’alimentation… »

      Son âge, elle l’avoue sans complexe, puisqu’elle sait bien que personne ne le lui donne. Elle est née en octobre 1960, mais reste jeune, avec « le moral et le sourire, et un grand optimisme face à la vie. »